Anorexie… Boulimie hyperphagique… Boulimie vomisseuse… et…
Septembre. Je fais l’expérience de la colocation. « – C’est donc cela être étudiante », je pense à cela en faisant laborieusement mes courses. Mon tyran est dans mon caddie et sûrement dans le siège enfant, vu sa capacité à m’infantiliser. Confiseries et viandes sont des denrées inconnues, les étiquettes nutritionnelles sont décortiquées. Lorsque ma colocataire m’accompagne et qu’elle m’invite à prendre du chocolat par paquets de trois, j’entends la vilaine voix et j’imagine son visage cerné. Oscillant entre plaisirs coupables et doutes, mes repères ne sont jamais vraiment établis.
Faire semblant. Me ligoter à cette norme, à cette image reflétée par ceux qui m’entourent. Surpasser mes rituels, lutter quotidiennement. Mâcher, mastiquer : deux actions difficiles à réintégrer. Telle une édentée, j’engloutis des bananes écrasées. Les fusées jaunes de mon enfance m’apportent de la douceur et une satiété acceptable. Pourtant je dois me forcer à varier mon alimentation.
Patiemment, je goûte puis mange. Je mange puis me gave. Le “trop” surgit. Docile, j’accepte ces orgies nouvelles. Mes contours s’affirment. Puis je découvre l’horreur de la purge. S’emplir, se vider. Continuer à vivre tout en étant révoltée. Haine contre cette maladie qui rend ma vie si laborieuse.
Continuer à vivre malgré la récidive violente de la maladie. De l’abstention à la pulsion il n’y a qu’une infime limite. Je saute à pieds joints dans la boulimie. Mes doigts, mes mains deviennent striés, sèchent et perdent tout usage positif. Ces mêmes mains qui, autrefois, me permettaient le bonheur de la création, deviennent meurtrières. Elles s’infiltrent dans ma gorge pour rejeter le “trop”, cette mixture mal absorbée, trop vite, sans plaisir. Laideur de ces instants de “petites morts”. Latence devant le miroir, instant de liberté avant le chaos. Les larmes giclent, le temps n’existe plus. Le visage boursoufflé de spasmes, j’ai honte.
Chaque soir, je prie et implore le changement avec un espoir béat. Tout recommence, chaque matin.
Cette impression de jour sans fin rend fou.
Mes études d’infirmière… Le sigle de ce diplôme que je n’aurai jamais prend un autre sens, I.D.E : Ingérer, Digérer, Expulser. Ce que je croyais être une folie passagère, s’incruste en moi telle de la crasse sous les ongles.
Le sommeil ne suffit plus à oublier.
Bientôt, un second tube digestif en plastique blanc va prendre le relais… ton petit corps si fragile ne veut pas de ce dispositif invasif… Je ne parviens pas à respecter les consignes données et vide bon nombre de poches nutritives dans le lavabo. Tromperies et dissimulations pour ne pas perdre ce que je crois être mon essence-même. S’accrocher au trouble pour échapper au vide un bref instant.
Dans cette demi-vie, les évolutions sont rares. Fébrilement, j’attends le gavage prochain. Comme un boomerang, la domination de la pulsion m’assaille sans que je puisse résister…
Seule dans la cuisine, je m’emplis à m’en étouffer. Sous cet afflux cataclysmique de nourriture, je manque de m’écrouler. Le visage barbouillé de yaourt, les mains poisseuses, je suis face à ma douleur. Le tuyau qui me pend du nez, m’interdit de vomir alors je pleure, jusqu’à m’endormir, épuisée…
Nathalie